vendredi 22 juin 2012

Le monstre en nous
La barbarie humaine à travers la soumission à
l’autorité, l’idéologie et l’hystérie collective

par Geneviève Bergeron

« J’ai pensé à ce que tous ces hommes que je connaissais depuis des années venaient de faire. Ce n’étaient pas des monstres, mais des paysans, des artisans, des commis de ferme, des forestiers, des petits fonctionnaires. Des hommes comme vous et moi en somme. »  Le narrateur du Rapport de Brodeck, œuvre de Philippe Claudel, l’énonce clairement : l’homme peut être monstrueux. Un classique : les nazis, ce n’étaient qu’une bande de fous! Qui serait assez « monstre » pour organiser la perte d’une race et exécuter un aussi grand nombre d’individus? Qui d’autre qu’un fou pourrait, de sang-froid, tuer son prochain, un inconnu, ou, pire encore, le torturer, l’écouter souffrir sans s’arrêter? La réponse, non seulement par rapport aux autres, mais également par rapport à notre propre personne, nous paraît évidente, inébranlable. Pourtant, l’étonnante réalité va dans un tout autre sens et nous semble d’autant plus perturbante.

En 1961, le chercheur américain Stanley Milgram a réalisé des expériences sur la soumission à l’autorité qui ont perturbé et menacé un certain nombre de nos convictions à propos de la nature humaine. Celles-ci mettaient en scène un «enseignant» et un «étudiant», ce dernier étant un complice de l’expérimentateur à l’insu du premier. Le concept voulait que l’enseignant pose des questions à l’étudiant et le punisse lorsqu’il fournissait une mauvaise réponse, c’est-à-dire en lui infligeant des décharges électriques de plus en plus élevées en intensité. La question était de savoir à quel niveau de choc l’enseignant refuserait de continuer l’expérience. Évidemment, lorsque l’on décrit la situation aux gens et qu’on leur demande comment ils réagiraient, eux, personne n’affirme qu’il irait jusqu’au bout. Pourtant, en pratique, environ 60 % des participants continuaient à infliger les punitions jusqu’à la fin de l’expérience lorsqu’ils ne voyaient pas leur victime, 40 % en la voyant, et ce, malgré ses supplications et ses cris de douleur. Les experts-psychiatres avaient pourtant affirmé que « personne parmi les gens “normaux” ne serait assez fou pour aller jusqu’au bout d’une telle expérience. »  Il a également été montré que plusieurs «diminuaient la dose quand ils se croyaient hors du champ de surveillance de l'expérimentateur, mais la rehaussaient quand ils le voyaient revenir, ce qui donne des informations précieuses concernant le pouvoir des autorités sur les sous-ordres. »  En effet, dans ce genre de situation, l’individu se retrouve dans un état que l’on nomme « agentique » qui l’amène à ne plus endosser la responsabilité de ses actes et à la reporter sur l’autorité légitime. Cet état lui permet donc d’accomplir des actions pouvant sembler absurdes pour un observateur .

L’expérience a été répétée à plusieurs reprises par différents chercheurs et dans plusieurs pays, y compris en milieu naturel, redonnant toujours des résultats semblables à ceux obtenus par Milgram. Ainsi, des variations dans le contexte de l’expérience font varier le degré d’obéissance. Récemment, c’est-à-dire une cinquantaine d’années après l’expérience initiale de Milgram, la chaîne France télévision, affiliée à une équipe de scientifiques et de documentaristes, a repris le concept dans un contexte contemporain sur un plateau de télévision avec une animatrice connue. Le jeu de la mort (2009) du réalisateur Thomas Bornot, qui se présente sous la forme d’un documentaire, « rend [également] compte de la facilité avec laquelle le déni s'installe et l'aisance avec laquelle l'être humain parvient à rejeter sur autrui la responsabilité de ses gestes. »  Le film révèle que 81 % des questionneurs se sont rendus à la décharge mortelle. Certains participants ont, évidemment, été, par la suite, très troublés par leur propre comportement. Ainsi, la soumission à l’autorité, l’obéissance aveugle, serait toujours un sujet actuel et serait accentuée dans un contexte stressant comme celui d’un plateau de tournage.

L'impact de la seule autorité est cependant trop faible pour imposer des conduites à l’échelle de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, durant laquelle les chefs nazis appuyaient leur pouvoir d'une doctrine . La soumission à l’autorité favoriserait ainsi la propagation d’une idéologie. Et si cette idéologie nous incitait à commettre des actes barbares ? Le totalitarisme peut-il être reproduit, de nos jours ? Le film allemand La Vague (2008), réalisé par Dennis Gansel, montre, à travers l’aventure d’un professeur de lycée expérimentant sur ses élèves le régime totalitaire, que l’idéologie appuyée par une figure d’autorité crédible peut engendrer la création d’un fascisme actualisé.

Cela dit, la soumission à l’autorité n’est pas la seule cause de la barbarie humaine. Plusieurs événements, tels que le procès des sorcières de Salem survenu en 1692 au Massachusetts lors duquel plusieurs femmes ont été accusées de sorcellerie puis pendues, sont le fruit d’une hystérie collective, une « [r]éaction émotionnelle ou physique disproportionnée par rapport au contexte de la part d'un groupe, résultant de croyances fondées sur la suggestion, la mauvaise compréhension de faits importants, des stimuli imaginaires, le renforcement collectif ou l'obéissance aveugle à une fausse autorité. »  Dans Le Rapport de Brodeck, le village est pris d’une sorte d’hystérie semblable et va jusqu’à assassiner l’«étranger» qui les perturbe de par sa différence. Ainsi, le sacrifice humain apaise l’hystérie et permet un retour à l’ordre. Dans le même ordre d’idées, Le Ruban blanc (2009), film austro-allemand réalisé par Michael Haneke, met en scène une communauté villageoise allemande du début du XXe siècle victime de crimes, tous plus barbares les uns que les autres, qui se révèlent être, en fait, l’œuvre de l’ensemble des enfants. En effet, l’étouffement engendré par leur société puritaine régie par un ordre inflexible les pousse à s’allier et à commettre des actions abominables. De façon suggestive, cette génération représente, de par le contexte historique, les futurs nazis de la Seconde Guerre mondiale.

Somme toute, notre société contemporaine n’est pas à l’abri d’excès de barbarie. Nous sommes tous des êtres humains sensibles non seulement aux figures d’autorité, mais aussi à l’ensemble des émotions et de la pensée des autres qui nous entourent. Les diverses expériences comme celle de Milgram, les films réalisés sur ce sujet ainsi que les œuvres littéraires qui en traitent tendent, comme le mentionne Serge Guimond dans son essai sur les pratiques pédagogiques, à montrer la puissance des mécanismes d’influence sur le comportement humain et tentent de remettre en question la conception que nous avons de nous-mêmes. Nos convictions personnelles, notre autonomie et notre indépendance ne semblent pas être efficaces face, par exemple, à une autorité légitime . De plus, malgré nos connaissances de l’Histoire, il nous est impossible de prévoir nos comportements. Pourtant, nous aurions dû en tirer des leçons. Comme il est clairement montré entre autres dans le film La Vague (2008) et dans les expériences de Milgram, il est possible d’observer un décalage entre nos déclarations et notre comportement réel, ce qui nous empêche, en pratique, de tirer une quelconque leçon des actions d’autrui, qu’elles soient actuelles ou historiques. Malgré tout, je crois que nous gagnerions fortement à étudier le passé pour comprendre pourquoi certains ont posé des actions qui allaient à l’encontre de leur morale et de leurs convictions pour que, lorsque confrontés à de telles situations, nous puissions prendre la bonne décision, celle de faire taire le monstre qui sommeille en nous.
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Médiagraphie

Bacfilm, La vague, [en ligne], [http://www.bacfilms.com/site/lavague/], (site consulté le 22 mars 2012).

Guimond, Serge, « Évaluer l’impact des pratiques pédagogiques : perspectives de la psychologie sociale expérimentale » dans la Revue Française de Pédagogie, n° 148, juillet-août-septembre 2004, p. 25-36 (consulté sur Cairn le 20 mars 2012).

Krol, Ariane, « Le tortionnaire en vous » dans La Presse, 4 janvier 2009, p. A17, (consulté sur Euréka le 20 mars 2012).

Le Ruban Blanc, Le Ruban Blanc, [en ligne], [http://www.lerubanblanc.com/], (site consulté le 22 mars 2012).

Lesage, Valérie, « Le jeu de la mort : Tuer n’est pas jouer… » dans Le Soleil, 25 septembre 2010, p. A28, (consulté sur Euréka le 19 mars 2012).

Les Sceptiques du Québec, Hystérie collective, [en ligne], [http://www.sceptiques.qc.ca/dictionnaire/masshysteria.html], (site consulté le 22 mars 2012).

Lévesque, François, « La mort en direct? : Le Jeu de la mort rend compte de l'aisance avec laquelle l'être humain parvient à rejeter sur autrui la responsabilité de ses gestes » dans Le Devoir, 25 septembre 2010, p. E10, (consulté sur Euréka le 19 mars 2012).

Meyran, Régis, « Les effets de l'idéologie : La violence des soldats allemands en URSS » dans L'Homme, 1999, tome 39 n°152. p. 173-180, (consulté sur Persée le 19 mars 2012).

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Torris, Georges, « Persécution », Encyclopédie Universalis, [article en ligne], [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/persecution/], (site consulté le 20 mars 2012).